Syzygie#28 – chapitre 20

20

À l’entrée d’Échully, Erno se rangea sur le côté de la chaussée. Cette fois, il y était. L’heure était venue de retourner au commissariat. Revoir les anciens collègues. Revoir Fab. Pas forcément agréable, pour elle comme pour lui. Après ce qu’elle lui avait fait. Même si le temps avait filé, même si la douleur et la colère s’étaient enfuis depuis longtemps.

Il contempla la montagne face à lui. Les parois calcaires des Trois Signaux étincelaient au soleil. La montagne lui parut radieuse, bienveillante gardienne de la vallée. Pourtant, il l’avait connue sombre et menaçante, notamment lorsqu’une certaine tempête s’était déchaînée. Les hommes devraient réapprendre à écouter, protéger et craindre la Nature. La respecter. Erno remarqua un éclat de couleur vive dans la falaise de calcaire, indiquant qu’un large bloc s’en était détaché assez récemment, sans doute au printemps. De ce qu’il avait pu en voir, Échully non plus n’avait pas beaucoup changé. Comme la nouvelle municipalité d’alors l’avait promis, l’entrée de ville qui devait être offerte aux promoteurs et transformée en zone commerciale, comme un peu partout ailleurs depuis quatre décennies, était demeurée vierge de toute enseigne commerciale. La démocratie participative s’avérait vertueuse si elle empêchait les candidats de revenir sur leurs engagements sitôt élus. Erno avait vu des banderoles contre la fermeture de l’hôpital – ce qui obligerait les habitants du coin à se rendre à celui de Valence, à une bonne demi-heure de route. Ce combat-là n’était pas gagné. Les gouvernements successifs adoptaient tous la même ligne de conduite, la même feuille de route, la même idéologie : rendre le service public rentable. Comme cette idée était un non-sens, la solution consistait en partie à concéder de plus en plus de missions au secteur privé. Et, dans un premier temps, appliquer des méthodes de management du Privé aux Services publics. Erno avait pu constater les dégâts de cette logique comptable et budgétaire au sein du ministère de l’Intérieur. Moins de moyens – moins d’effectifs, moins d’investissement dans le matériel, les locaux, la formation – mais toujours plus de résultats exigés. Pour résoudre cette équation infernale, aucune solution miracle : il fallait travailler vite et mal. Et ce qui était valable pour la Police l’était tout autant sinon plus pour la Justice, l’Éducation et la Santé. Si la Défense finissait toujours par mieux s’en sortir – le Pouvoir sachant qu’il fallait toujours brosser l’Armée dans le sens des galons – les ministères jugés de moindre importance, comme celui de la Culture, voyaient les coupes budgétaires les réduire à l’impuissance et les pousser à l’abandon. Frédéric, son frère, montait régulièrement en première ligne contre les politiques culturelles successives.

Frédéric. Cela faisait sept ans que celui-ci avait débarqué à Échully à la suite d’une rixe avec un chanteur à succès et le souhait de son producteur de le voir se mettre au vert. Difficile pour Vincent de ne pas s’en souvenir.

Son regard se posa une dernière fois sur les Trois Signaux, puis Erno remit le contact. Direction le commissariat. Revoir les anciens. Revoir Fab. Impossible de faire machine arrière à présent.

Les locaux n’avaient pas tant changé, eux non plus. Ils étaient simplement un peu plus délabrés encore. Dans le couloir qui conduisait à son ancien bureau, et qu’il supposait être celui de Fab à présent, il tomba sur Gisson et Venouil. Surprise et accolades, puis Erno leur demanda de lui faire un rapide tour d’horizon, les départs, divorces, mariages et autres…

Hamed Khâm avait réussi le concours d’officier en 2004 et sévissait en région parisienne. Le Val d’Oise, précisa Gisson, contredit par Venouil qui penchait pour le Val de Marne…

Doyen avait plié face au cancer, et Mutzinger s’était empalé à 150 sur un platane. En pleine ligne droite, certains avaient avancé la thèse d’un suicide…

Et eux, Gisson et Venouil, avaient renoncé à se pacser ou pire : se marier. Trop de pression de la part de la hiérarchie, de certains collègues. « Pas de ça chez nous ! » résumait la position officieuse du Ministère, regretta Gisson.

— Tu ne voudrais pas que Charles se retourne dans sa tombe toute fraîche ? préféra en plaisanter Venouil1. Erno perçut néanmoins sans peine la tristesse derrière la plaisanterie.

— Et Fab ? finit-il par demander.

— Tu n’es pas au courant ?

— De quoi ? s’inquiéta Erno, redoutant là le pire.

— Comment veux-tu qu’il soit au courant ? s’en mêla Venouil. Elle est à la maternité. Si ça se trouve elle est en train d’accoucher, c’était prévu hier, déjà…

Erno sentit son sang affluer de nouveau, bouillonnant. Ses jambes tremblaient. Il s’efforça de ne rien laisser paraître mais, d’une émotion l’autre, d’avoir cru Fab morte et d’apprendre qu’elle allait avoir un enfant, Erno était secoué.

— Si tu veux, on doit passer à la maternité en fin de matinée, on t’emmène ?

— Non, j’y ferai un saut plus tard, merci les gars… Et le nouveau boss ? changea-t-il de sujet.

— Boussat ? Rien à dire. Réglo, assez conciliant. Mais, c’est pas un homme de terrain. Ils ne savent plus nous pondre que des technocrates, « là-haut ». Son dada, c’est la paperasse et les stats. Mais, c’est partout pareil, je ne t’apprends rien. Et toi ?

Erno éluda la question d’un geste de la main qui pouvait signifier tout et son contraire.

— Cette histoire de « L’homme d’Échully »…

— Le soi-disant Gaulois avec son aspirine dans l’estomac ?

— Oui. On a confié l’enquête à quelqu’un de chez vous ?

Gisson bomba le torse :

— À moi-même, figure-toi. Pourquoi ?

— Je ne peux pas t’en dire davantage pour l’instant, il faut que je voie Boussat avant.

— C’est donc pour ça que tu es revenu ?

— Tu croyais que c’était pour nos beaux yeux ? pouffa Venouil.

— Tu enquêtes aussi sur le bonhomme ?

— On peut dire ça comme ça.

— Dis donc, tu t’es sacrément relâché en sept ans ! rigola une fois encore Venouil.

Par réflexe, Erno regarda son abdomen. Certes, il avait dû prendre dans les cinq kilos, mais rien de phénoménal.

— Non, pas de ce côté ! Avec tes « on » ! Jamais je ne t’en avais entendu prononcer autant !

Erno sourit. Vraiment ? Possible, après tout.

— Je vieillis… Pour en revenir à notre Gaulois, tu peux prévenir Boussat que je suis là ? Il doit m’attendre.

Gisson exécuta un rapide aller-retour jusqu’au bureau du commandant.

— Il t’attend. Il m’a dit de venir aussi.

— Normal : c’est ton enquête. Pour l’instant…

Boussat se montra plutôt chaleureux, même si les traits de son visage se crispèrent à la lecture de l’ordre de mission qu’Erno lui présenta.

— Je ne vous cache pas ma réticence de principe à l’encontre des services « spéciaux » de toutes sortes. Dans un État totalitaire, je conçois, mais les gouvernements les plus vertueux les utilisent trop souvent à mon goût pour violer nos tendres démocraties. Enfin, passons… On m’a dit que vous êtes un ancien de cette maison, alors… De toute façon, je n’ai pas trop le choix, n’est-ce pas ?

Erno s’abstint de répondre. Il partageait l’opinion de Boussat sur bien des points. Lui-même avait accueilli fraîchement l’envoyé spécial du Cube venu enquêter sur ses plate-bandes dans l’affaire « Nh-lone »2. Et il garda pour lui qu’il avait signé de sa propre main l’ordre de mission que Boussat lui rendait. Les agents du Cube de niveau 3 disposaient de tout un éventail de documents officiels « à blanc » afin de lever certains obstacles.

— Rassurez-vous, je ne compte pas rester trop longtemps. Tout ce dont j’ai besoin, c’est d’un coin de bureau, et d’un accès à la salle de réunion du dernier étage que nous avions autrefois baptisée « la rotonde ».

— Vous aurez ça pour demain.

Erno ne voyait pas ce qui justifiait ce délai. Boussat manifestait là sa « réticence de principe » songea-t-il. Il décida de le ménager.

— Ce sera parfait.

— Et moi dans tout ça ? s’inquiéta Gisson.

— Tu me remets ton dossier – complet – et tu me laisses une dizaine de jours tranquille sur cette affaire. Dix jours maximum, promis. Et j’espère même moins !

Gisson échangea un regard avec Boussat. Celui-ci hocha la tête pour faire comprendre au lieutenant que, lui non plus, n’avait pas le choix.

— Je n’ai plus qu’à faire comme tu dis, « commissaire spécial », persifla-t-il. Je vais chercher le dossier.

— Merci. Désolé que ça tombe sur toi. Apporte-moi aussi le dossier « Thierry Lemmer », tant que tu y es, s’il te plaît.

Gisson grommela en quittant le bureau et revint quelques minutes plus tard avec une chemise à sangle et une boite d’archives sous le bras.

En fin d’après-midi, après avoir parcouru les deux dossiers, Erno estima avoir désormais une petite chance de boucler ces affaires qui – il en était convaincu – n’en faisaient qu’une. En 2008, l’enquête avait buté sur l’absence de cadavre, mais la donne avait changé avec la découverte de cet « homme d’Échully » qui n’était autre, selon Erno, que Thierry Lemmer.

Avant d’aller dîner, il téléphona à Claire. Rien à lui dire de spécial, l’envie d’entendre sa voix, simplement. Cette voix si particulière, sifflante sur certaines diphtongues, avec ce léger zézaiement et ces dissonances rocailleuses quand elle se perdait en confidences.

Il dîna sans appétit, puis se promena en centre-ville. « L’Oignon » avait été transformé en « Table à burgers ». Il y pénétra et, carte tricolore à l’appui, demanda à parler au gérant qui lui apprit que Vigliano, toujours propriétaire, vivait en Italie.

Ainsi, le Rital était rentré chez ses ancêtres piémontais. Il demanderait à Fab si elle avait de ses nouvelles. Car ce serait sa priorité du lendemain : passer à la maternité. Il s’occuperait de l’affaire Lemmer ensuite.

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1Allusion à la mort de Charles Pasqua le 29 juillet 2015, ancien ministre de l’Intérieur de 86 à 88, puis de 93 à 95.

2Lire « Jouer le jeu », éditions du Caïman.

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