Syzygie#32 – épilogue

Épilogue

Le 20 décembre 2015, Erno reçu un courriel de Fab. Elle n’avait pas changé ses habitudes, et envoyait la ponctuation aux oubliettes pour ce genre de correspondance.

salut

dans l’affaire lemmer, tu t’es planté : les examens pratiqués sur le corps de thierry lemmer révélaient que la mort avait été causée par une arme blanche dont la lame ne présentait pas de crans. possiblement un couteau de cuisine. mais certainement pas le couteau de chasse de kieffer. gisson soupçonne naturellement l’une des deux femmes, sauf que kieffer persiste à avouer le meurtre. pas sûr qu’on sache la vérité un jour.

tu n’es pas passé me voir avant de partir. tant pis. tu dois avoir tes raisons.

j’imagine que tu dois être sur le coup pour le bataclan ?

Ainsi, il s’était trompé. Grossièrement. Cette affaire était un échec, et resterait un mystère, pour quelque temps encore. Pour toujours peut-être. Tout comme l’identité de la femme enterrée en forêt par Coti demeurerait inconnue, un cold case de plus. À moins que Fab, un jour, ne parvienne à remonter la piste des vêtements que cette femme portait et dont les étiquettes étaient rédigées en espagnol. Qu’est-ce qu’une Espagnole serait venue faire par là ? Mystère encore, la teneur des documents que Coti voulait brûler et que la tempête avait fait disparaître – et pourquoi avoir voulu brûler ces documents à l’endroit même où il avait enterré le corps…

Le meurtre de Thierry Lemmer avait été commis lors d’une syzygie : Terre, Lune et Soleil alignés. Si la croyance populaire énonce que l’alignement des planètes est de bon augure, c’était raté pour Erno lors de celle du 8 août 2008…

Il hésita à répondre à Fab qu’elle se trompait, elle aussi : le Bataclan n’intéressait pas le Cube. En revanche, il avait reçu la veille des instructions pour aller prélever tout ce qu’il jugerait bon au domicile de Fernande Grudet, plus connue sous le nom de « Madame Claude »1, qui venait de décéder à 92 ans. Comme quoi, ça peut conserver… La note précisait bien « prélever » et non « détruire ». Les informations confidentielles, les secrets – petits ou grands – n’ont aucun intérêt s’ils disparaissent. Leur raison d’être est d’exister, et que l’on sache qu’ils existent – même s’ils doivent attendre parfois vingt ou trente ans pour menacer d’éclairer des faits ou noircir des réputations…

Erno hésita, mais à quoi bon répondre à Fab ?

Il supprima le message.

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1Célèbre proxénète dont le réseau de prostitution comptait parmi ses clients des haut-fonctionnaires, diplomates, ministres et autres personnages de haut rang.

Syzygie#31 – chapitre 23

23

Erno reposa le cahier. Il se leva et alla se coller à la baie vitrée, front contre la vitre. Sous ses yeux, les parois calcaires des Trois Signaux scintillaient sous le soleil presque à son zénith. Il avait besoin de souffler. La lecture du cahier de Kieffer s’était avérée éprouvante. L’homme, dans un style oppressant, confus, n’avait pas tenu un simple « journal » relatant ses faits et gestes de la journée, non : il avait consigné ce qu’il projetait de faire. C’était encore plus troublant, sans compter la difficulté d’une narration au futur…

Et, au final, ce cahier éclairait bien des points, sauf l’essentiel : que s’était-il passé le jour où Lemmer avait été tué. Il retourna près du bureau, s’empara du téléphone et demanda à Gisson de lui ramener Kieffer à la rotonde.

Le prof de nouveau assis sur la chaise en bois inconfortable, Erno se replaça face à la baie vitrée, le regard tourné vers l’extérieur, tenant dans sa main le cahier. Il aurait été imprudent de le laisser sous le nez de Kieffer, dès fois que vienne à ce dernier l’envie subite de le détruire.

— Que s’est-il passé ? Ça ne figure pas dans votre journal.

Kieffer comprit de quoi il était question.

— Lemmer est revenu plus tôt que prévu.

— Et ?

— Il a surpris Cécile et Linda.

— Que vous-même veniez de surprendre avec votre lunette…

— Oui. C’est ce jour-là que j’ai compris que Cécile n’était pas la maîtresse de Thierry, mais de Linda.

— Ce jour-là aussi que vous aviez décidé de la tuer.

— Oui.

— Alors que c’est vous qui l’aviez poussé dans ses bras.

— Pas dans ceux de Linda.

— Qu’est-ce que ça changeait ?

— Rien.

Erno garda le silence quelques instants.

— Rien, sauf que vous vous êtes rendu compte que vous n’aviez rien prévu. Que toute votre manipulation perverse vous avait échappé sur tous les plans…

— Peut-être. Je ne sais pas.

— Ensuite ? Vous êtes allé les rejoindre ?

— Pas tout de suite. J’ai attendu de voir ce que Lemmer allait faire.

Erno se retourna. Il avait face à lui un type au cerveau malade.

— Vous espériez peut-être que Lemmer fasse le boulot à votre place ? Vous vous êtes dit qu’il pouvait réagir comme vous, avoir envie de tuer sa femme et, avec un peu de chance, tuer la vôtre dans la foulée…

— Possible. Je ne les voyais plus dans ma lunette. Quelqu’un avait refermé les volets. J’y suis donc allé. Quand je suis arrivé, ils étaient en train de hurler tous les trois dans la chambre. Ils ne m’ont pas entendu venir. J’avais mon couteau de chasse en main, j’ai empoigné le premier qui m’est tombé dessus. C’était lui, Thierry Lemmer. Il était de dos. D’une main sur son épaule, je l’ai fait pivoter et j’ai frappé aussitôt. La lame du couteau s’est enfoncé d’un coup dans l’abdomen. Il n’a pas beaucoup saigné parce que je n’ai pas retiré mon couteau – il faut procéder ainsi pour éviter les projections de sang. Il s’est écroulé. J’ai dû toucher un organe vital. Il est mort presque sur le coup.

— Comment ont réagi votre épouse et la sienne ?

— Elles sont restées calmes. Elles se tenaient la main, si je me souviens bien.

— Pas de cris, pas de pleurs ?

— Non. Rien. La sidération sans doute. J’ai pris les choses en main. J’ai transporté le corps à l’extérieur et leur ai demandé d’effacer les quelques traces de sang. Ensuite, j’ai fait comme j’avais prévu faire avec Cécile et j’ai enterré le corps dans la grotte des tourbières.

— Aucune ne vous a demandé comment vous aviez fait pour vous retrouver là ?

— Dans la grotte ?

— Non : dans la chambre des Lemmer !

— Non. Pas à ce moment-là. Plus tard, Cécile m’a posé la question. Je lui ai raconté que je les avais vus par hasard avec ma lunette.

— Elle vous a cru ?

— Je ne sais pas. Nous n’en avons jamais reparlé.

— Elle n’a donc pas lu ce cahier ?

— Non.

— Linda Lemmer non plus, j’imagine ?

— Linda non plus.

— Elles vont découvrir tout ça lors du procès.

— Si procès il y a.

Erno sourcilla. Machinalement, il vérifia du regard si les baies vitrées étaient bien closes. Il ne s’agissait pas que Kieffer se balance du dernier étage du commissariat. Ça arrivait parfois et ça faisait désordre. Peut-être que Kieffer allait plaider la démence, après tout. Possible que les conclusions d’un expert-psychiatre aillent en ce sens après lecture de son journal… Peu importait à Erno. Il avait décidé de restituer l’affaire à Gisson. Lui, avait eu ce qu’il était venu chercher : une réponse à une question vieille de sept ans. Il connaissait à présent le coupable. Le reste n’était pas de son ressort. Il n’avait même plus besoin de réunir les trois protagonistes comme il l’avait envisagé. Il ne reverrait pas Cécile Kieffer. Il ne reverrait pas Linda Lemmer. Il appela Gisson à nouveau qui se présenta une minute plus tard et lui remit le cahier.

— Tout est là-dedans ou presque. Monsieur te répétera ce qu’il s’est passé le jour où il a tué Thierry Lemmer. Passe-lui les menottes, on ne sait jamais. Et appelle le juge.

Retour à l’hôtel. Erno fit sa valise et la chargea dans le coffre de la voiture de location.

Avant de quitter Échully, il prit la route du massif des Trois Signaux, sur la rive gauche de la Drôme. Se gara sur un petit parking destiné aux randonneurs. Il n’avait qu’un kilomètre à parcourir à pied, sans grande difficulté, pour parvenir au sommet du Veyrou dominant la vallée.

Erno s’assit sur un rocher, à quelques mètres du vide. Le soleil commençait à décliner. À l’est, un quartier d’une Lune pâle était encore visible. Erno allait quitter Échully, définitivement. Il était peu probable qu’il soit amené à y retourner un jour. Et il ne ferait rien pour que l’occasion se présente.

Il allait quitter Échully sans avoir cherché à savoir ce que Vigliano, le vigneron Alexis Camus ou l’avocat Jean-Rémi Pérot étaient devenus. Il n’allait pas tenir sa promesse, ne repasserait pas à la maternité et ne reverrait pas Fab non plus.

Il avait reçu un peu plus tôt un message sur son portable « fantôme », celui sur lequel il recevait les instructions du Cube. Il devait s’envoler pour Saint-Pierre et Miquelon dans 48 heures. Il ignorait encore pour quelles raisons. Peut-être emporterait-il son exemplaire de « L’homme sans qualités » dont il n’avait jamais achevé la lecture…

Avant cela, il disposait d’une journée à consacrer à Claire. Il espérait qu’elle n’ait rien de prévu. Il l’appela. Sa voix le réconforta. Elle l’attendait.

Syzygie#30 – chapitre 22

22

Après avoir laissé sa voiture au parking de l’hôtel, Erno se rendit à pied au commissariat. Il éprouvait le besoin de marcher. Penser à autre chose. Le centre-ville n’avait pas vraiment changé, mais il constata que quelques boutiques avaient rouvert. Certaines façades autrefois décrépies avaient retrouvé leur lustre. Passant rue des Alpes, il découvrit même une ancienne friche transformée en galerie d’art contemporain présentant temporairement une exposition photographique. Cela lui fit regretter d’avoir laissé son appareil photo chez lui, à Plassans. Mais il ne se voyait pas venir ici, son boîtier Canon en bandoulière, pour ce qu’il avait à faire.

Sitôt dans le hall d’accueil, Gisson se précipita. Erno grimaça, redoutant un accès d’humeur de la part de son ancien collègue. Il n’est jamais agréable de se voir mis sur la touche, Erno le comprenait parfaitement. Mais, contre toute attente, ce n’était pas pour lui exposer ses griefs que le lieutenant lui sautait dessus.

— Dis donc toi, quand tu t’annonces quelque part, ça rameute tout de suite du monde !

— De quoi parles-tu ?

— Alain Kieffer t’attend depuis une heure. Il ne veut parler qu’à toi. « Un témoignage de la plus haute importance », m’a-t-il dit avant de se refermer comme une huître.

Erno essaya de contenir son enthousiasme. Cette visite de Kieffer lui semblait porteuse de promesses. Cécile avait sans doute appris à son ex-mari qu’il était de retour à Échully et, dès le lendemain, celui-ci accourait au commissariat. C’était forcément en lien avec la découverte du cadavre supposé de Thierry Lemmer… Erno jugea qu’il allait bientôt savoir si son intuition était bonne, et si la Vérité allait enfin sortir, nue mais pas forcément très ragoûtante, du puits où elle attendait depuis sept ans.

— La « rotonde » est libre ?

— On a fait comme tu as demandé : elle est à ta disposition.

— Qui ça, « on » ?

Mû par un ancien réflexe, Gisson précisa :

— Boussat et moi… Ah, t’es con avec tes « on », toi… Et moi qui tombe dans le panneau !

Erno souriait de toutes ses dents.

— Tu vois que je n’ai pas tant vieilli que ça. Bon, je monte. Tu me l’amènes dans cinq minutes ?

Alain Kieffer avait blanchi. Erno le trouva vieilli à un point où l’on pouvait croire que les sept dernières années avaient compté double pour lui. Il portait une barbe plus sel que poivre destinée à masquer la mollesse d’un double menton naissant et paradoxal, vu sa maigreur. Erno songea qu’il était peut-être malade.

Kieffer tenait un porte-documents sous le bras. Adossé à la baie vitrée comme il en avait l’habitude autrefois, Erno invita l’homme à s’asseoir sur une chaise en bois dépourvue de confort.

— Vous avez quelque chose à me dire, m’a-t-on confié ?

— Quelque chose d’important, oui, lieutenant…

Cette fois, Erno ne releva pas l’erreur quant à son grade. Ce n’était pas le moment de contrarier Kieffer.

— Quelque chose d’important que vous gardez pour vous depuis plusieurs années ? Depuis sept ans ?

— Oui.

— Je vous écoute…

Kieffer hésita. Erno masqua sa fébrilité. Tout se jouait maintenant et il avait conscience de ne pas avoir été très bon dans son amorce de dialogue, pas vraiment meilleur que lors de l’interrogatoire, sept ans plus tôt. Puis l’homme plongea la main dans son porte-documents, en tira un cahier corné, fatigué.

— J’aimerais que vous lisiez ça, fit-il en posant le cahier sur le bureau.

Erno quitta sa posture dos à la baie vitrée et vint s’asseoir de l’autre côté du bureau. Les deux hommes échangèrent un bref regard. Erno fit pivoter le cahier, s’en saisit et l’ouvrit. L’écriture était fine, régulière, appliquée.

La fidélité n’est-elle pas une forme de lâcheté ?

À Échully même, les occasions n’auraient pas manqué, mais j’aurai repoussé la tentation et, par prudence, je me serai évertué à ne pas la susciter. Ainsi, au fil des ans, je me serai modelé une image d’exemplarité (de son côté, elle aura agi de même, du moins je le croirai) et, peu à peu, nos années de mariage m’auront reconstitué une forme de virginité. Par lâcheté. Par peur aussi : ayant appris le corps d’une seule femme – son corps – après l’avoir exploré du mieux possible, l’angoisse m’étreindra à m’imaginer dans les bras d’une autre, à devoir tout réapprendre, à devoir revenir à mes quinze ans.

Erno releva la tête.

— Vous ne continuez pas ? demanda Kieffer.

Erno tourna les pages du cahier. Il y avait des pages et des pages recouvertes de l’écriture à l’encre bleue du professeur d’Histoire-Géo. Il réfléchit. Pour le peu qu’il venait de lire, il se dit qu’il avait sans doute à faire à un dingue, névropathe, psychopathe ou Dieu sait quoi encore… Pouvait-il le contrarier ? Fallait-il entrer dans son jeu ? Il aurait bien aimé avoir l’avis de Claire, Fab ou Catherine à cet instant précis.

— Il s’agit de votre confession ?

— Pas tout à fait. J’ai tenu ce journal au fil de l’eau, sans trop savoir pourquoi. Au moins, si vous le lisez, il pourrait servir à quelque chose…

Erno referma le cahier.

— Vous n’allez pas le lire ? commença à s’exciter Kieffer.

— Si. Mais seul.

Kieffer se calma.

— Je comprends.

Erno appela Gisson afin qu’il garde le professeur sous surveillance pendant une heure.

Syzygie#29 – chapitre 21

21

Quelle idée de vouloir faire un enfant… En 2015, de surcroît. Ils en avaient assez souvent discuté, avec Claire. Erno n’avait pas cédé. À ses yeux, l’espèce humaine était déjà trop bien représentée sur la planète, une majorité crevant de faim tandis qu’une infime minorité bouffait comme des chancres. Quant aux autres, ils élisaient des présidents qui promettaient de rejeter à la mer tout affamé menaçant de venir manger leur pain… Erno avait conscience qu’il caricaturait, que les généralisations s’avéraient réductrices. Néanmoins, il parvenait à soutenir son raisonnement sans difficulté, convaincu de sa justesse. Même si, un jour, Claire l’avait ébranlé en avançant que leur enfant pourrait être celui qui allait sauver la planète. Après réflexion, c’était selon lui hautement improbable. À considérer que cela ne soit pas trop tard, ou que le nouveau messie ne se soit pas déjà noyé au large de Lampedusa, Erno était convaincu de n’avoir aucune qualité requise pour devenir le géniteur du futur sauveur de l’humanité.

Il pénétra dans l’aile de l’hôpital consacrée au service maternité où des banderoles dénonçaient la fermeture de l’établissement. Presque tous les membres du personnel médical qu’il croisa arboraient un brassard ou un bandeau « en grève ». Il reconnut une agitation qui lui rappela les urgences de ce même hôpital lorsque, sept ans plus tôt, la tempête avait balayé la région. Sauf qu’aujourd’hui, l’agitation n’était que la résultante du manque de moyens et d’effectifs. Toujours la même vieille recette : le gouvernement décidait de fermer un établissement et donc taillait dans le budget sous n’importe quel prétexte, jusqu’à ce que surviennent d’inévitables dysfonctionnements. Il suffisait alors d’un audit, affirmant que l’établissement n’était plus en capacité d’exercer ses missions sans danger pour la population, pour porter le coup de grâce. « Quand on veut abattre son chien, on dit qu’il a la rage », c’était presque aussi basique que ça.

Les bras encombrés d’un bouquet de tulipes, il demanda à une infirmière le numéro de la chambre de Fab. En dehors des roses rouges pour déclarer son amour et des œillets qui portaient malheur – sauf en Espagne – il ne connaissait rien au langage des fleurs, mais se souvenait que Fab aimait les tulipes. Il finit par repérer le couloir conduisant à la chambre 314. Il en poussa la porte et se heurta à un grand gaillard en blouse blanche. Bredouilla des excuses tout en constatant que quelques tulipes avaient mal supporté le choc. Puis ses yeux accrochèrent le nom du médecin tracé au normographe sur un rectangle de tissu fixé à sa poche poitrine par une bande velcro : Dr. JL Filtz.

Le doc qui l’avait examiné après la tempête de 2008 n’avait pas beaucoup changé. Il présentait toujours une certaine ressemblance avec Mark Green, le médecin de la série Urgences mais, songea Erno, plus grand monde ne devait connaître ce personnage, à présent. Tout comme le nom de l’acteur l’interprétant devait être tombé aux oubliettes.

— Lieutenant Erno, c’est bien ça ?

— Commandant à présent. C’est vous qui vous occupez du lieutenant Favlovitch ? Je ne me rappelle pas que l’obstétrique était votre spécialité, à l’époque.

— Vous avez raison, et ça ne l’est toujours pas.

Erno esquissa un sourire, un sourire un peu niais, il le sentait bien, tout comme il sentait que quelque chose lui échappait dans cet échange pourtant anodin. Un détail. Un enchaînement d’idées qui ne s’établissait pas correctement. Puis il trouva. Si Filtz ne s’occupait pas d’obstétrique, il n’était pas logique qu’il sorte de la chambre de Fab. Que faisait-il là ? Une complication ? L’enfant ? La mère ? Une difficulté ?

— Mais vous devez ignorer que Nadine et moi sommes mariés, ce qui explique ma présence à son chevet.

Erno en demeura muet.

— Il m’a bien semblé que quelque chose vous échappait, rigola Filtz. Je vous laisse : ne la fatiguez pas trop, l’accouchement est prévu pour la fin d’après-midi, recommanda-t-il en prenant congé d’Erno d’une tape amicale sur l’épaule.

Erno poussa la porte. Allongée sur son lit, les traits tirés, toute en rondeur, Fab lui adressa un sourire radieux.

— J’ai reconnu ta voix. Si je m’attendais à ça !

— Et moi donc, si je m’attendais à te trouver sur le point d’accoucher, mariée au docteur Filtz ! Nadine Filtz…

— Au commissariat, tout le monde continue de m’appeler Fab, tu sais.

— Et tu t’appelles toujours Favlovitch dans l’annuaire du ministère : je l’ai consulté quand j’ai su que je venais.

Il s’installa sur une chaise en plastique beige.

— Les tulipes, tu les promènes ou c’est pour moi ?

Erno regarda le bouquet qu’il venait de poser sur ses genoux.

— Euh oui, c’est pour toi ! Je n’ai plus ma tête, moi ! réagit-il.

— Laisse-les sur la table de nuit. Je demanderai qu’on m’apporte un vase. Elles sont superbes ! Tu t’en es souvenu, alors…

— Tu vois.

— Je vois. Tu te rappelles quoi d’autre ? Les bons et les moins bons souvenirs ?

Erno savait de quoi Fab parlait.

— C’est loin tout ça, c’est oublié.

— Vraiment ? Moi, non, je n’ai pas oublié.

— D’accord : pas oublié mais pardonné, c’est sans doute plus juste. C’était il y a sept ans, Fab…

— Je sais, mais ça reste un très mauvais souvenir. Pour moi, en tout cas.

Erno ne savait quoi répondre. Il ne se sentait coupable de rien.

— Ton frère ne savait pas pour nous.

— Je sais, nous nous sommes expliqués sur ce point. Je ne lui en veux pas.

— À lui, non…

— À toi non plus, Fab. Nous n’avions rien signé, nous ne faisions que nous envoyer en l’air, et depuis peu de temps… Rien ne t’interdisait de coucher avec Frédéric. Ce sont des choses qui arrivent. « Instant sex », ou « Instinct sex », je ne sais plus comment on dit… Un moment d’égarement, c’est pas plus mal, en bon français. On ne sait pas pourquoi on fait ça, on n’a aucune raison de le faire, mais on le fait quand même… Le coup de pas de chance, c’est que je sois rentré alors que j’avais dans l’idée de passer la journée sur la montagne.

— Aucune raison de le faire… Si on veut…

Erno ouvrit grand les yeux.

— De quoi tu parles ?

— Tu ne m’as jamais laissé t’expliquer. Tu n’as pas voulu m’écouter. Je t’ai envoyé des mails et des SMS, pourtant.

— Je ne les ai jamais lus. J’ai supprimé tes messages au fur et à mesure qu’ils s’affichaient.

— Oui. Et tu m’as mise en expéditeur bloqué, je sais…

Erno haussa les épaules.

— Et donc, ça aurait changé quelque chose ?

— Je n’en sais rien, et à présent je m’en fous. Mais sache que je t’avais vu embrasser Cécile Kieffer la veille. Tu étais allée la voir pour l’enquête, mais tu ne savais pas que, de mon côté, j’avais décidé de les surveiller, les Kieffer. Souviens-toi qu’à l’époque, ils étaient suspects…

— Ils le sont toujours…

— Oui, et j’étais donc en planque, avec des jumelles…

Erno sentit sa tête tourner. Heureusement qu’il était assis. Mais, même assis, il dut prendre appui de sa main contre la table de chevet. C’était donc parce que Fab l’avait surpris embrassant Cécile Kieffer qu’elle n’avait pas repoussé Frédéric quand celui-ci… Ce n’était pas de la vengeance, plutôt du dépit. La vie prenait parfois les accents d’un vaudeville. Ou, plutôt, le vaudeville approchait parfois la vie dans sa plus banale réalité. Erno n’aurait jamais pu deviner les conséquences de ce baiser. Un baiser impulsif, inutile, une envie, une pulsion que deux êtres éprouvent au même moment, pour un rayon de soleil couchant dans les cheveux de Cécile, le regard timide de Vincent, un geste de la main de l’un, un sourire de l’autre qui demeure en suspens quelques secondes de trop, un frémissement… Et un baiser. Comme un baiser d’adolescent. Un baiser qui n’en finit pas. Puis la fuite, aussi inexplicable que le baiser.

Erno n’avait jamais cherché à revoir Cécile Kieffer. Fab avait couché avec Frédéric. Erno les avait surpris chez lui, dans la chambre d’amis. Il n’avait rien voulu entendre des explications de Fab. Frédéric était retourné à Paris le lendemain. Erno avait profité d’un appel à candidature pour un poste à pourvoir d’urgence en région parisienne. Seul à avoir postulé, il avait obtenu sa mutation cinq semaines plus tard. Avait posé des congés jusqu’à son départ. N’avait plus revu Fab. Avait eu une longue explication avec Frédéric… Tous ces chamboulements contenus dans un seul et unique baiser, jusqu’à la naissance du bébé de Fab et Jean-Luc Filtz aujourd’hui. Ce baiser était peut-être même à l’origine de son amour pour Claire. Claire, l’ancienne compagne de Frédéric, avec qui il vivait désormais.

— Fille ou garçon, au fait ?

— Fille. Alors, dis-moi, tu penses toi aussi que c’est Lemmer ?

Ainsi, Fab et Vincent tirèrent un trait sur le passé, en parlant du présent.

— Oui.

— Et tu es revenu pour ça ? Toi, commissaire spécial à qui – si j’ai bien compris – on confie des enquêtes obscures dans lesquelles pataugent les élites de la Nation ? Toi, tu reviens t’occuper d’une banale histoire de cul ?

— Ce n’était pas qu’une banale histoire de cul. Rappelle-toi qu’il flottait autour de Lemmer des zones d’ombres quant à la fortune de son père et des irrégularités dans le tracé de la LGV. Mais en fait non, je ne reprends pas l’enquête. Je veux simplement pouvoir les réunir, tous les trois : les Kieffer et Linda Lemmer.

Fab se redressa contre son oreiller en grimaçant.

— Tu crois qu’il vont te raconter tout ce qu’ils savent ? Vraiment ?

— Oui. C’est peut-être idiot, mais à présent qu’on a le corps, je me dis qu’ils sont coincés.

— Et tu vas faire quoi, si l’un d’entre eux avoue ?

— Je ne sais pas. Sans doute tout apporter bien ficelé à Gisson.

— Sans doute ? Comment ça, sans doute ? Ne me dis pas que tu vas étouffer l’affaire si c’est Cécile Kieffer la coupable !

— Non. Que ce soit elle ou l’un des deux autres, peu importe. Je pense que cela va dépendre de ce qu’il s’est réellement passé.

— Tu sais quoi ? Passe me voir si tu parviens à les faire accoucher, d’accord ?

— Occupe-toi d’accoucher toi-même ! Mais promis : je repasserai.

photographie : Pexels

Syzygie#28 – chapitre 20

20

À l’entrée d’Échully, Erno se rangea sur le côté de la chaussée. Cette fois, il y était. L’heure était venue de retourner au commissariat. Revoir les anciens collègues. Revoir Fab. Pas forcément agréable, pour elle comme pour lui. Après ce qu’elle lui avait fait. Même si le temps avait filé, même si la douleur et la colère s’étaient enfuis depuis longtemps.

Il contempla la montagne face à lui. Les parois calcaires des Trois Signaux étincelaient au soleil. La montagne lui parut radieuse, bienveillante gardienne de la vallée. Pourtant, il l’avait connue sombre et menaçante, notamment lorsqu’une certaine tempête s’était déchaînée. Les hommes devraient réapprendre à écouter, protéger et craindre la Nature. La respecter. Erno remarqua un éclat de couleur vive dans la falaise de calcaire, indiquant qu’un large bloc s’en était détaché assez récemment, sans doute au printemps. De ce qu’il avait pu en voir, Échully non plus n’avait pas beaucoup changé. Comme la nouvelle municipalité d’alors l’avait promis, l’entrée de ville qui devait être offerte aux promoteurs et transformée en zone commerciale, comme un peu partout ailleurs depuis quatre décennies, était demeurée vierge de toute enseigne commerciale. La démocratie participative s’avérait vertueuse si elle empêchait les candidats de revenir sur leurs engagements sitôt élus. Erno avait vu des banderoles contre la fermeture de l’hôpital – ce qui obligerait les habitants du coin à se rendre à celui de Valence, à une bonne demi-heure de route. Ce combat-là n’était pas gagné. Les gouvernements successifs adoptaient tous la même ligne de conduite, la même feuille de route, la même idéologie : rendre le service public rentable. Comme cette idée était un non-sens, la solution consistait en partie à concéder de plus en plus de missions au secteur privé. Et, dans un premier temps, appliquer des méthodes de management du Privé aux Services publics. Erno avait pu constater les dégâts de cette logique comptable et budgétaire au sein du ministère de l’Intérieur. Moins de moyens – moins d’effectifs, moins d’investissement dans le matériel, les locaux, la formation – mais toujours plus de résultats exigés. Pour résoudre cette équation infernale, aucune solution miracle : il fallait travailler vite et mal. Et ce qui était valable pour la Police l’était tout autant sinon plus pour la Justice, l’Éducation et la Santé. Si la Défense finissait toujours par mieux s’en sortir – le Pouvoir sachant qu’il fallait toujours brosser l’Armée dans le sens des galons – les ministères jugés de moindre importance, comme celui de la Culture, voyaient les coupes budgétaires les réduire à l’impuissance et les pousser à l’abandon. Frédéric, son frère, montait régulièrement en première ligne contre les politiques culturelles successives.

Frédéric. Cela faisait sept ans que celui-ci avait débarqué à Échully à la suite d’une rixe avec un chanteur à succès et le souhait de son producteur de le voir se mettre au vert. Difficile pour Vincent de ne pas s’en souvenir.

Son regard se posa une dernière fois sur les Trois Signaux, puis Erno remit le contact. Direction le commissariat. Revoir les anciens. Revoir Fab. Impossible de faire machine arrière à présent.

Les locaux n’avaient pas tant changé, eux non plus. Ils étaient simplement un peu plus délabrés encore. Dans le couloir qui conduisait à son ancien bureau, et qu’il supposait être celui de Fab à présent, il tomba sur Gisson et Venouil. Surprise et accolades, puis Erno leur demanda de lui faire un rapide tour d’horizon, les départs, divorces, mariages et autres…

Hamed Khâm avait réussi le concours d’officier en 2004 et sévissait en région parisienne. Le Val d’Oise, précisa Gisson, contredit par Venouil qui penchait pour le Val de Marne…

Doyen avait plié face au cancer, et Mutzinger s’était empalé à 150 sur un platane. En pleine ligne droite, certains avaient avancé la thèse d’un suicide…

Et eux, Gisson et Venouil, avaient renoncé à se pacser ou pire : se marier. Trop de pression de la part de la hiérarchie, de certains collègues. « Pas de ça chez nous ! » résumait la position officieuse du Ministère, regretta Gisson.

— Tu ne voudrais pas que Charles se retourne dans sa tombe toute fraîche ? préféra en plaisanter Venouil1. Erno perçut néanmoins sans peine la tristesse derrière la plaisanterie.

— Et Fab ? finit-il par demander.

— Tu n’es pas au courant ?

— De quoi ? s’inquiéta Erno, redoutant là le pire.

— Comment veux-tu qu’il soit au courant ? s’en mêla Venouil. Elle est à la maternité. Si ça se trouve elle est en train d’accoucher, c’était prévu hier, déjà…

Erno sentit son sang affluer de nouveau, bouillonnant. Ses jambes tremblaient. Il s’efforça de ne rien laisser paraître mais, d’une émotion l’autre, d’avoir cru Fab morte et d’apprendre qu’elle allait avoir un enfant, Erno était secoué.

— Si tu veux, on doit passer à la maternité en fin de matinée, on t’emmène ?

— Non, j’y ferai un saut plus tard, merci les gars… Et le nouveau boss ? changea-t-il de sujet.

— Boussat ? Rien à dire. Réglo, assez conciliant. Mais, c’est pas un homme de terrain. Ils ne savent plus nous pondre que des technocrates, « là-haut ». Son dada, c’est la paperasse et les stats. Mais, c’est partout pareil, je ne t’apprends rien. Et toi ?

Erno éluda la question d’un geste de la main qui pouvait signifier tout et son contraire.

— Cette histoire de « L’homme d’Échully »…

— Le soi-disant Gaulois avec son aspirine dans l’estomac ?

— Oui. On a confié l’enquête à quelqu’un de chez vous ?

Gisson bomba le torse :

— À moi-même, figure-toi. Pourquoi ?

— Je ne peux pas t’en dire davantage pour l’instant, il faut que je voie Boussat avant.

— C’est donc pour ça que tu es revenu ?

— Tu croyais que c’était pour nos beaux yeux ? pouffa Venouil.

— Tu enquêtes aussi sur le bonhomme ?

— On peut dire ça comme ça.

— Dis donc, tu t’es sacrément relâché en sept ans ! rigola une fois encore Venouil.

Par réflexe, Erno regarda son abdomen. Certes, il avait dû prendre dans les cinq kilos, mais rien de phénoménal.

— Non, pas de ce côté ! Avec tes « on » ! Jamais je ne t’en avais entendu prononcer autant !

Erno sourit. Vraiment ? Possible, après tout.

— Je vieillis… Pour en revenir à notre Gaulois, tu peux prévenir Boussat que je suis là ? Il doit m’attendre.

Gisson exécuta un rapide aller-retour jusqu’au bureau du commandant.

— Il t’attend. Il m’a dit de venir aussi.

— Normal : c’est ton enquête. Pour l’instant…

Boussat se montra plutôt chaleureux, même si les traits de son visage se crispèrent à la lecture de l’ordre de mission qu’Erno lui présenta.

— Je ne vous cache pas ma réticence de principe à l’encontre des services « spéciaux » de toutes sortes. Dans un État totalitaire, je conçois, mais les gouvernements les plus vertueux les utilisent trop souvent à mon goût pour violer nos tendres démocraties. Enfin, passons… On m’a dit que vous êtes un ancien de cette maison, alors… De toute façon, je n’ai pas trop le choix, n’est-ce pas ?

Erno s’abstint de répondre. Il partageait l’opinion de Boussat sur bien des points. Lui-même avait accueilli fraîchement l’envoyé spécial du Cube venu enquêter sur ses plate-bandes dans l’affaire « Nh-lone »2. Et il garda pour lui qu’il avait signé de sa propre main l’ordre de mission que Boussat lui rendait. Les agents du Cube de niveau 3 disposaient de tout un éventail de documents officiels « à blanc » afin de lever certains obstacles.

— Rassurez-vous, je ne compte pas rester trop longtemps. Tout ce dont j’ai besoin, c’est d’un coin de bureau, et d’un accès à la salle de réunion du dernier étage que nous avions autrefois baptisée « la rotonde ».

— Vous aurez ça pour demain.

Erno ne voyait pas ce qui justifiait ce délai. Boussat manifestait là sa « réticence de principe » songea-t-il. Il décida de le ménager.

— Ce sera parfait.

— Et moi dans tout ça ? s’inquiéta Gisson.

— Tu me remets ton dossier – complet – et tu me laisses une dizaine de jours tranquille sur cette affaire. Dix jours maximum, promis. Et j’espère même moins !

Gisson échangea un regard avec Boussat. Celui-ci hocha la tête pour faire comprendre au lieutenant que, lui non plus, n’avait pas le choix.

— Je n’ai plus qu’à faire comme tu dis, « commissaire spécial », persifla-t-il. Je vais chercher le dossier.

— Merci. Désolé que ça tombe sur toi. Apporte-moi aussi le dossier « Thierry Lemmer », tant que tu y es, s’il te plaît.

Gisson grommela en quittant le bureau et revint quelques minutes plus tard avec une chemise à sangle et une boite d’archives sous le bras.

En fin d’après-midi, après avoir parcouru les deux dossiers, Erno estima avoir désormais une petite chance de boucler ces affaires qui – il en était convaincu – n’en faisaient qu’une. En 2008, l’enquête avait buté sur l’absence de cadavre, mais la donne avait changé avec la découverte de cet « homme d’Échully » qui n’était autre, selon Erno, que Thierry Lemmer.

Avant d’aller dîner, il téléphona à Claire. Rien à lui dire de spécial, l’envie d’entendre sa voix, simplement. Cette voix si particulière, sifflante sur certaines diphtongues, avec ce léger zézaiement et ces dissonances rocailleuses quand elle se perdait en confidences.

Il dîna sans appétit, puis se promena en centre-ville. « L’Oignon » avait été transformé en « Table à burgers ». Il y pénétra et, carte tricolore à l’appui, demanda à parler au gérant qui lui apprit que Vigliano, toujours propriétaire, vivait en Italie.

Ainsi, le Rital était rentré chez ses ancêtres piémontais. Il demanderait à Fab si elle avait de ses nouvelles. Car ce serait sa priorité du lendemain : passer à la maternité. Il s’occuperait de l’affaire Lemmer ensuite.

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1Allusion à la mort de Charles Pasqua le 29 juillet 2015, ancien ministre de l’Intérieur de 86 à 88, puis de 93 à 95.

2Lire « Jouer le jeu », éditions du Caïman.

Syzygie#27 – chapitre 19

19

Erno se gara dans la cour, comme sept ans plus tôt. Une fois sorti de la voiture, il examina les lieux, retrouvant une certaine lumière, certaines odeurs. La végétation avait profité. Les volets étaient peints en parme désormais et non plus en blanc, si sa mémoire était bonne. Sur la margelle du puits, deux chats paressaient. Le plus vieux des deux pouvait-il être le même qu’autrefois ? Il claqua la langue contre son palais pour l’appeler, les deux animaux redressèrent la tête, le fixèrent un instant avant de retourner à leur sieste.

Erno fit quelques pas en direction de la maison, essayant de distinguer une silhouette à l’intérieur. Tout ceci lui laissait comme un goût de « déjà vu », plutôt déstabilisant. Il sonna mais personne ne vint ouvrir. Décidément, la scène se répétait en tout point. Il contourna la bâtisse et marcha en direction du jardin. Tout comme sept ans plus tôt, Cécile Kieffer se tenait là, au bout du potager, de dos, courbée en deux. Exactement comme la première fois.

Erno demeura sur place. Silencieux et troublé. Il préféra attendre. Attendre qu’elle se redresse et le découvre. Attendre qu’elle plisse les yeux en le dévisageant, s’avance à pas tranquille et esquisse un sourire.

— Bonjour lieutenant.

— Commandant à présent, rectifia-t-il très sottement.

— Félicitations.

Il ne perçut aucune ironie dans son ton. Il trouva qu’elle n’avait pas changé. Ou alors en mieux. Il hésita à le lui dire, mais s’abstint au dernier moment. Celle-ci posa son panier sur la margelle du puits, dérangeant les chats qui s’étirèrent et décidèrent d’aller se chercher un coin plus calme pour dormir.

— Qu’est-ce qui me vaut le plaisir de votre visite ?

Là, Erno hésita à lui répondre qu’elle le savait pertinemment, tant sa voix la trahissait. Au lieu de ça, il posa près du panier une copie format A4 d’un article relatant la découverte de « l’homme d’Échully ».

— C’est lui, n’est-ce pas ?

Cécile Kieffer jeta un œil distrait à l’article, renonçant à jouer la comédie. Oui, elle savait parfaitement de quoi, de qui, Erno parlait.

— Je n’en sais rien. Vraiment. J’ai vu l’info et oui, j’ai pensé que cela pourrait être Thierry Lemmer. Mais je n’en sais pas plus.

— Peut-être que votre mari le sait ?

— Ex-mari…

— Ou Linda Lemmer ?

— Je ne peux pas répondre à leur place.

— J’irai leur poser la question. Vous la voyez depuis qu’elle n’est plus votre voisine ?

— Il m’arrive de la croiser, répondit-elle en remettant en place ses cheveux en un chignon flou tenu par un crayon de couleur.

— Vous peignez toujours ? demanda Erno en pointant le crayon.

— Ça m’arrive, oui.

Le silence s’installa. Erno ne souhaitait rien lui demander de plus pour l’instant. Il ne savait pas encore s’il allait passer voir Alain Kieffer et Linda Lemmer dans la foulée, ou s’il allait les convoquer tous les trois pour une nouvelle confrontation. Confrontation formelle ou informelle, il n’avait pas encore décidé de cela non plus.

Il salua Cécile Kieffer d’un hochement de tête et remonta dans sa voiture de location. Aussi bien elle que lui avaient évité d’évoquer leur dernière rencontre, sept ans plus tôt. C’était mieux ainsi, songea-t-il, puisque – le croyait-il encore – cela n’avait eu aucune importance.

Syzygie#26 – chapitre 18

DEUXIÈME PARTIE

2015

18

Le TGV filait en remontant la basse vallée du Rhône, s’écartant parfois du fleuve, jouant au chat et à la souris avec l’autoroute A7, ce qui rappelait à Erno les supposées malversations quant au tracé de la Ligne Grande Vitesse dans la région d’Échully, évoquées par le vigneron Alexis Camus quelques années plus tôt. Sept ans plus tôt, précisément. Il s’en était passé des choses depuis cet été 2008. Et pas que des bonnes, à commencer par la mort de sa sœur Catherine.1

Erno posait son regard sur cet horizon pour se rendre compte que sa mémoire ne s’en était pas encombré. Il ne reconnaissait rien de précis, les vignes succédaient aux vergers, les villages perchés se confondaient tous à ses yeux.

Il consulta sa montre. Il arriverait bientôt à Valence, où il louerait un véhicule pour gagner Échully. La liaison ferroviaire entre la préfecture et les villages de la vallée de la Drôme était en voie de disparition, après un lent déclin déjà amorcé à l’époque où Erno y officiait. Cette désertification des campagnes et des petites villes, celle des centre-villes et la sur-urbanisation des banlieues (ou périphéries, comme il était plus convenable de dire à présent), tout ce « désaménagement » du territoire, n’allait pas dans le bon sens, songea-t-il, avant que ses pensées ne le ramènent à son départ du désert Malien.

Jacquemont et lui avaient quitté le campement touareg, leur mission terminée. Ils avaient passé le relais à Marc Kervadec, dont la réputation sur le sol africain n’était plus à faire2. Pour autant, Erno avait jugé le colonel fatigué. Pire : usé, proche du bout du rouleau. Son regard s’était perdu une ou deux fois pendant qu’Erno lui exposait la situation, un signe qui ne trompait pas, selon lui. Mais ce n’était pas ses oignons.

Un avion militaire les avait convoyés jusqu’à Tunis où ils s’étaient séparés, Jacquemont prenant un vol pour Lyon et Erno un autre pour Marseille. Vol sans histoire pour Erno, atterrissage à l’heure prévue et un taxi disponible dès sa sortie de l’aérogare de Marignane. La facture serait pour le Cube dont les moyens, avait-il noté, semblaient chaque année de moins en moins limités, sans doute également de moins en moins contrôlés. Hormis les encombrements habituels sur l’A50 à hauteur de Plan de Campagne, le taxi fila vers Plassans, aux confins du Var et des Bouches-du-Rhône, au pied du massif de Sainte-Victoire. La montagne était nimbée de brume, l’absence de mistral ne chassant pas le nuage de pollution industrielle en provenance des usines de l’Étang de Berre. La face sud et sa longue paroi de calcaire lui rappela par certains aspects les Trois Signaux dominant Échully.

À Plassans, Claire l’attendait dans le salon de leur maison de village. Ils avaient un temps hésité à la mettre en vente et déménager. Tout comme ils avaient un temps hésité à se séparer. Mais, rapidement, les fantômes avaient cessé de les tourmenter et Claire avait réaménagé la pièce où Erno avait abattu cet homme, et leurs yeux pouvaient à nouveau se poser là où il était mort sans pour autant craindre l’insomnie3.

Claire l’attendait, assise sur le canapé. Nue. Elle ne changerait jamais, songea Erno qui aurait apprécié pouvoir prendre son déjeuner avant de se laisser guider vers la salle de bain, où les baisers et caresses qu’ils échangèrent sous la douche se prolongèrent sur le lit de leur chambre attenante. Et, lorsqu’il eut enfin englouti une large part de tarte thon-tomate accompagné d’un verre de vin blanc des coteaux d’Aix voisins, Claire l’entraîna cette fois dans le salon où elle s’installa dans un fauteuil, les jambes écartées passées sur les accoudoirs. Claire ne changerait jamais, il devait en prendre son parti. Il devait reconnaître aussi qu’il avait été absent plusieurs semaines et serait dès le lendemain en route pour Échully. Comment donner tort à Claire : il fallait savoir profiter des moindres instants. Avec le temps, il se disait aussi que Claire ressemblait à Catherine sur ce plan là, mais il préférait ne pas approfondir la question…

À Valence, Erno loua un véhicule et il ne lui fallut qu’une demi-heure pour rejoindre Échully où il réserva une chambre au Grand Hôtel, un trois étoiles où il était descendu la première fois qu’il avait mis les pieds ici. Il préférait ne pas débouler chez Vigliano. D’ailleurs, bien que le restaurant de ce dernier existât toujours selon les annuaires Internet, rien n’indiquait que le quasi Gassman y officiait toujours, ayant très bien pu mettre son établissement en gérance.

Une autre recherche auprès des fichiers du ministère de l’Intérieur lui avait restitué trois adresses à Échully :

  • Cécile Kieffer : lieu-dit La Miole
  • Alain Kieffer : 17 rue Amiral-Pons
  • Linda Lemmer : 9 cours René-Dufour

Les trois protagonistes de l’affaire Lemmer demeuraient encore sur place. Les Kieffer avaient divorcé. Cécile avait conservé son nom d’épouse et la maison sur les hauteurs, voisine à l’époque de celle des Lemmer.

Après un déjeuner léger, Erno prit la direction de la Miole. Malgré quelques nouveaux ronds-points, il put se passer de l’assistance de son GPS pour retrouver sa route. Tout au long du trajet défilèrent ses souvenirs, les plus pénibles étant ceux où apparaissaient Catherine et Fab.

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1Lire « Jouer le jeu », éditions du Caïman

2Personnage du roman « Le crépuscule du mercenaire » de André Fortin, éditions Jigal.

3Lire « Carré noir sur fond noir », éditions du Caïman.

Syzygie#25 – chapitre 17

17

Le ciel irradiait. Cherchait-il, par ces violents éclairs solaires, à se faire pardonner des pluies et bourrasques de ces derniers jours ?

Erno, le nez chaussé de lunettes noires, contemplait les toits de la ville depuis la baie vitrée du bureau situé au dernier étage du commissariat, où allait se dérouler la confrontation. La vue sur les vieux quartiers, assez prisés par les cinéastes, s’avérait sans égale. Pas étonnant que, chaque année, les ruelles étroites et préservées des cicatrices du confort moderne accueillent des tournages, parfois à fort budget. En mai dernier, Erno avait croisé Juliette Binoche à la terrasse de « L’Oignon ». Inutile de dire que Vigliano avait une fois de plus sorti le grand jeu…

Fab toqua à la porte et Vincent chassa à regrets ses souvenirs de l’actrice hilare et incrédule face au Gassman de pacotille, tandis que son équipière installait Alain et Cécile Kieffer. Erno consulta le cadran de sa montre : l’ambulance convoyant Linda Lemmer ne tarderait plus. Fab s’approcha de lui, ses doigts frôlèrent les siens. Comme prévu, le véhicule blanc remonta l’avenue et pénétra en souplesse dans le parking du commissariat. Linda Lemmer en descendit, sans l’aide de l’infirmier. Elle ne semblait pas avoir de difficultés à se mouvoir. Fab sortit pour l’accueillir puis l’installer à son tour, aux côtés des Kieffer.

Erno quitta les toits d’Échully et la silhouette des « Trois Signaux » dressée à contre-jour, sur l’autre rive de la Drôme. Il ôta ses lunettes noires et se retourna. Assis, de gauche à droite : Cécile Kieffer, Alain Kieffer et Linda Lemmer. Erno resta debout, les fesses contre le rebord de son bureau, en position dominante. Basique. Fab se tenait dans la même position, sur sa droite.

Comme ils en avaient convenu, Erno laissa cette dernière ouvrir l’interrogatoire. Lui se concentra sur l’étude du trio, leurs réactions, mimiques, regards, expressions, gestuelles, ponctuant parfois une de leurs réponses d’un grognement, d’un bref commentaire, le plus souvent monosyllabique. Ce petit jeu, éprouvant pour tous, dura presque une heure, puis Fab et Vincent inversèrent leurs rôles. Erno enchaîna les questions sur un mode plus agressif. Tout cela avait été préparé, répondait aux règles d’une des méthodes d’interrogatoire qu’on lui avait enseignées lors de sa formation.

Malgré tout, au terme d’une nouvelle heure de questions/réponses, Fab et Erno durent reconnaître leur échec. Ils n’avaient pas réussi à emmener l’un des suspects sur leur terrain, le conduire à commettre une erreur… Aucune des ficelles employées n’avait porté ses fruits. Cette confrontation n’avait rien apporté de nouveau, se heurtant à un fait têtu, une évidence imparable sur lesquels toutes leurs hypothèses venaient se fracasser : l’absence du cadavre de Thierry Lemmer.

Erno se dirigea vers la baie vitrée. Puis, après une profonde inspiration, il se retourna vers Linda Lemmer et les époux Kieffer pour leur annoncer qu’aucune charge ne serait retenue contre eux. Dossier clos. Classé sans suite.

Linda Lemmer s’offusqua :

— Vous voulez dire que vous arrêtez les recherches ?

Erno la dévisagea. Évalua la tonalité de sa réaction. La jugea convaincante. Coupable, sans doute aurait-elle accueilli le classement du dossier avec un soulagement certain, et n’aurait soulevé aucune objection. À moins qu’elle n’ait flairé le piège ? Ce n’était pas à écarter définitivement, mais…

— Rien ne prouve que votre mari n’est pas parti de son plein gré. Le signalement de sa disparition va rester actif. Mais l’enquête est suspendue, dans l’attente d’un élément nouveau. Merci.

Fab et Vincent demeurèrent seuls.

— Pas brillant, n’est-ce pas ? grimaça-t-il.

— Tu voulais faire quoi de plus, sans cadavre ? le consola-t-elle.

— Je ne sais pas. Faire mieux, à défaut de faire plus ? Pour moi, ça s’est passé comme ça : avec sa lunette, Kieffer est tombé sur sa femme et Lemmer, sur le point ou en train de s’envoyer en l’air, et il l’a tué.

— Possible. Ou alors, c’est Linda Lemmer qui les a surpris et qui a supprimé son mari ? On en revient toujours au même point : sans cadavre… Et, comme tu l’as rappelé, Lemmer est peut-être parti de son plein gré…

— De son plein gré ou contraint ! Pour fuir Coti, Pérot ou va savoir qui d’autre ?

— On finira par retrouver sa trace un jour.

— Oui, mais qui ça, « on » ? Dans combien de temps ? Des mois, des années ?

— Peu importe, la vérité n’échappe pas au temps. Enfin, pas souvent.

— Mais où serons-nous, ce jour-là ?

— Pourquoi ? Tu comptes demander ta mutation ? Moi, pas. Et puis quelle importance ? D’ailleurs, ce n’est pas l’heure de philosopher. Tu sais quoi : j’ai faim.

Erno remballa son dossier en silence. Il ouvrit la porte du bureau et s’effaça pour laisser sortir Fab.

— Moi aussi, fit-il.

— Toi aussi, quoi ?

— J’ai faim ! C’est curieux, non ? Un tel échec, je devrais en avoir l’appétit coupé.

— Ça, c’est dans les films et les romans. Dans la réalité, les fonctions primaires – dormir, manger, faire pipi-caca – nous dictent leurs lois.

— Et baiser, ça fait partie des fonctions primaires ?

— Oui. Et, heureusement pour nous, nous ne sommes pas des personnages de roman.

Fab s’assura que personne ne traînait dans les couloirs et que l’ascenseur était toujours bloqué au rez-de-chaussée pour embrasser Vincent. Un long baiser. Leur dernier long baiser, mais ils ne le savaient pas.

Syzygie#24 – chapitre 16

16

L’air inquiet, Cécile Kieffer lui ouvrit. Erno n’en tira aucune conclusion. Pour de bonnes mais aussi parfois de mauvaises raisons, les gens avaient tendance à s’inquiéter lorsqu’un officier de police sonnait à leur porte. Il avait donc appris à se méfier de ceux qui semblaient détendus, à l’aise ; ceux-là avaient pu s’être préparés à une telle visite s’ils avaient réellement quelque chose à se reprocher ou à cacher. L’innocence feinte est par définition une attitude coupable. Il déplia sous le nez de la jeune femme un document comportant Marianne et logo de la République française, le remettant en poche sans lui laisser le temps de s’apercevoir qu’il s’agissait d’une banale note de service. Poussant son avantage, Erno franchit le seuil de la maison d’un « Permettez ? » et commença à jeter un œil dans les pièces du rez-de-chaussée. Il poursuivit son exploration à l’étage, Cécile Kieffer sur ses talons, vers laquelle il se tourna à la fin :

— Votre mari n’est pas là ?

— Non… il est… il est… balbutia-t-elle en se comprimant la poitrine de la main gauche, alors que de la droite elle cherchait une chaise sur laquelle elle se laissa tomber.

— Où est-il ? s’inquiéta Erno à son tour, face à une telle émotion, redoutant soudain d’apprendre la mort du professeur de géographie.

— Il est parti porter secours aux spéléologues surpris par les pluies d’orage, finit-elle par lâcher. Excusez-moi, j’ai cru que vous veniez m’annoncer un malheur…

Un simple malentendu : Alain Kieffer était vivant. Mais absent. Cette tempête entravait une fois de plus son enquête, songea Erno. Il était au courant pour les spéléos. Qui ne l’était pas d’ailleurs ? La Presse avait fait ses Unes le matin sur cette dizaine de femmes et d’hommes coincés au fond d’un gouffre, à une vingtaine de kilomètres d’Échully.

— Il compte y rester longtemps ?

— Je n’en sais rien. Tant qu’on aura besoin de lui, j’imagine.

Si Cécile Kieffer avait repris un peu d’aplomb, elle paraissait encore troublée, fragile. Erno tenta d’en profiter. Il brandit de nouveau son faux mandat l’espace d’une seconde.

— Je vais procéder à une perquisition, annonça-t-il en enfilant des gants en latex.

— Tout seul ?

Son hôte avait bel et bien recouvré une grande partie de ses esprits. Ou était-ce le danger, la peur, qui la conduisaient à se ressaisir ? Quel danger, quelle peur ? Il ne fallait pas attendre plus au risque de laisser passer sa chance. C’était parfois ce genre d’intuition qui distinguait les bons enquêteurs des médiocres : percevoir que la vérité est tapie toute proche.

— Oui, je suis seul. À cause de la tempête et de ses conséquences. Pas assez d’hommes disponibles pour m’assister, improvisa Erno en commençant à ouvrir portes et tiroirs dans le salon.

Ce jour-là, la vérité se cachait au fond d’un tiroir, dans une commode de la chambre des Kieffer, sous la forme d’une lettre soigneusement pliée en quatre, enfouie dans une pile de sous-vêtements féminins. Une lettre d’amour signée « T. »

Erno s’accorda le temps de la lire et la relire avant de se tourner vers Cécile Kieffer, qui l’avait accompagné dans chaque pièce et se tenait, raide et livide, une main devant la bouche, sur le seuil de la chambre.

— C’est une belle déclaration d’amour…

— Oui, mais…

— « T. », c’est Thierry Lemmer, nous sommes bien d’accord ?

Cécile Kieffer garda le silence.

— Thierry Lemmer, poursuivit Erno, qui a disparu et que je m’efforce de retrouver. Vivant ou non… Vous êtes sa maîtresse ?

— Non.

— Comment ça, non ? Et cette lettre ? Vous voulez que je vous la lise à voix haute pour vous rafraîchir la mémoire ?

— Non. Nous étions amants, c’est vrai…

— « Étions » ? Vous savez qu’il est mort ?

— Non : « étions », parce que notre liaison avait cessé.

Erno la fixa. Cécile Kieffer mentait, il en était certain. Mais, sous le mensonge, il percevait quelque chose d’autre, il ne savait quoi. Il aurait aimé embarquer la jeune femme au commissariat, mais la procédure aurait été entachée de nullité, avec sa note de service en guise de mandat. Sans compter qu’il agissait seul…

— Bon, souffla-t-il. Je vais vous convoquer au commissariat, votre mari et vous. Ainsi que Linda Lemmer qui, si j’en crois le docteur qui l’a soignée, devrait pouvoir se joindre à nous.

— Vous pensez que j’ai tué Lemmer ?

— Je ne pense rien. Je ne crois rien. Je cherche. Depuis que j’ai découvert sa déclaration d’amour pour vous, je me retrouve avec deux personnes disposant d’un mobile suffisant, classique et banal : Linda Lemmer et votre mari, les conjoints trompés.

Erno savait que la vulgarité n’apportait pas toujours de bons résultats. Mais, parfois, sur certaines personnes, l’employer pouvait avoir du bon. Aussi, précisa-t-il :

— Les cocus, si vous me passez l’expression.

Il guetta la réaction de Cécile Kieffer. Ce ne fut pas celle escomptée. La jeune femme haussa les épaules. Son regard s’était embué, les larmes s’accumulaient au rebord des paupières, mais elle ne pleura pas. Elle demeura silencieuse, droite, le regard triste, sans colère. Elle semblait vaincue mais soulagée.

Cette attitude intrigua Erno. Il ne la comprenait pas.

Syzygie#23 – chapitre 15

15

Une femme ?

Aucun document ?

Incrédule, Erno s’était rendu sur place. Au diable Mauguière et ses priorités !

Au volant d’une Peugeot qui avait dû être nerveuse à sa sortie des usines de Montbéliard quinze ans et deux cent mille kilomètres plus tôt, il se rendit d’abord chez Alexis Camus et pria ce dernier de l’embarquer en 4×4 jusqu’à la clairière. Mais le vigneron, ayant d’autres chats à fouetter au chevet de ses vignes malmenées par l’orage, préféra lui confier les clés du véhicule pour s’y rendre tout seul. Erno avait déjà conduit un 4×4, néanmoins la prise en main de celui de Camus fut laborieuse. Le passage de troisième en seconde ne se faisait pas sans grincement de dents et il n’arriva à la clairière qu’une heure plus tard, là où sa propre voiture l’attendait toujours – ou, plutôt, attendait une dépanneuse. Il se gara près du véhicule tout-terrain de service emprunté par Khâm et Gisson et rejoignit ces derniers auprès des restes du corps.

À l’évidence, il s’agissait bien d’une femme. Le cadavre n’était pas si décomposé pour que, sous des vêtements féminins, les traits et la morphologie laissent planer le doute. C’était une femme. Et, par conséquent, selon une logique implacable, ce n’était pas le cadavre de Thierry Lemmer comme Erno s’en était persuadé. Ce corps était celui d’une parfaite inconnue qu’Erno ne pouvait pour l’instant rattacher à son affaire… Il lui faudrait attendre quelques jours pour espérer son identification. Le temps de quelques analyses biologiques ou de l’exploration de l’emploi du temps récent de Coti.

Erno laissa Khâm et Gisson terminer le boulot et retourna au commissariat, où Fab n’était toujours pas rentrée. Il décida d’attendre son retour en s’abandonnant avec la plus grande application aux joies de la paperasserie administrative. Le retard cumulé ces dernières semaines le narguait depuis le sommet d’une pile de dossiers, dont la hauteur rivalisait presque avec celle de la Burj Khalifa, la tour la plus haute du monde en cours de construction à Dubaï. Cela faisait rêver, ou plutôt cauchemarder – la tour autant que la pile de dossiers… La vue de cette dernière était même si déprimante qu’Erno accueillit avec grand soulagement le retour de Fab.

Elle aussi se montra déçue que le cadavre ne soit pas celui de Thierry Lemmer. Avec Erno, ils se retrouvaient non seulement avec un nouveau cadavre sur les bras, mais celui de Lemmer manquait toujours à l’appel. Tout restait possible. Et s’il n’était pas mort ? S’il était tout simplement parti vivre aux antipodes, ou en ermite sur un coin de montagne, sans que cela n’ait de lien avec Coti, le tracé du TGV ni rien que ce soit d’autre ?

— Nous sommes dans une impasse, grimaça Erno.

— Il faudrait quand même aller voir du côté de chez les Kieffer, non ? Obtenir du juge qu’on perquisitionne à leur domicile. On ne sait jamais…

— On ne sait jamais, tu as raison. Je lui rendrai visite cet après-midi.

— Ça te fera une excuse de plus pour échapper à la paressasse ! persifla-t-elle en jetant un regard amusé sur le bureau de Vincent.

— En attendant, je m’y remets… Je te tiens au courant pour la perquisition.

Vincent n’eut qu’à peine le temps de signer deux dossiers après le départ de Fab que son portable sonnait. Avec cet objet, il devenait impossible de jouir ne serait-ce que d’une heure de tranquillité…

L’appel provenant de sa sœur, Vincent répondit. Catherine lui annonçait son retour à Paris. Elle devait impérativement rencontrer son fameux producteur de films X en 3D afin de le convaincre de reporter le tournage de quelques semaines. Cela, prétendait-elle, ne pouvait se faire que de vive voix et les yeux dans les yeux. Vincent traduisit sans peine ces propos, en y associant d’autres parties de l’anatomie humaine. Sacré frangine ! Il porta à sa connaissance la découverte du corps de cette inconnue dans la clairière et l’idée de Fab d’aller perquisitionner chez les Kieffer. Catherine trouva elle aussi que cela s’imposait, ajoutant qu’il aurait pu y songer plus tôt, de lui-même. À croire que ces deux-là, Fab et Catherine, s’imaginaient bien meilleures enquêtrices que lui… Ils se quittèrent sur les bisous téléphoniques d’usage et Vincent replongea le nez dans ses tâches administratives.

Trois dossiers plus tard, le portable se rappelait à son attention, affichant cette fois-ci sur l’écran le prénom de son frère. La famille s’était-elle donnée le mot pour anéantir ses maigres velléités à rattraper son retard ?

Une fois de plus, Frédéric avait fait des siennes la veille en boite de nuit, ayant boxé la bobine savamment liftée d’un chanteur sirupeux qui venait de sortir une adaptation techno-pop d’une chanson de Barbara. Frédéric ne l’avait pas supporté. Vincent comprenait, approuvait même, que son frère ait réglé son compte à l’autre charognard de la chanson française (son précédent forfait consistait en une version « world music » d’un titre de Reggiani). Mais le producteur et la compagnie de disques de Frédéric se montraient moins bien disposés. Aussi, dans un premier temps, Frédéric était-il convié à quitter Paris et ses soirées showbiz pour essayer de se faire oublier, le temps que tout se règle entre avocats des deux parties. Et il avait donc estimé qu’Échully serait un point de chute idéal… Catherine s’en allant, la place était somme toute disponible, lui confia Vincent. Son frère lui confirma par conséquent sa venue pour la fin de la semaine, avant de mettre aussitôt fin à l’appel.

Erno se retrouva une nouvelle fois seul face à ses dossiers, sans plus aucune envie de les rouvrir. Pourquoi attendre pour aller trouver le juge, finalement ? L’heure était décente, même pas midi, le magistrat ne passait pas pour un assidu de l’apéro. Il composa son numéro afin de l’informer de sa venue. Toutefois, son appel fut transféré et ce fut madame Couderc, sa greffière, qui l’informa des mésaventures du juge Lago. Celui-ci n’avait rien trouvé de mieux que grimper sur une échelle afin de remettre des tuiles en place, le tout au plus fort de la tempête. Une bourrasque l’avait balayé et Lago se trouvait présentement à l’hôpital, la jambe droite fraîchement équipée de plusieurs broches. Madame Couderc s’apitoya sur le sort du juge mais, de son côté, Erno songeait que parfois, il fallait bien que la connerie soit sanctionnée à sa juste valeur.

Pour en revenir à ce qui l’intéressait, vu le désordre post-tempête qui régnait au tribunal comme partout en ville, la greffière fit comprendre à Erno qu’il ne pourrait obtenir la commission requise avant le lendemain, voire le surlendemain.

Loin de se montrer abattu par ce contre-temps, Erno se leva, enfila sa veste et passa décrocher les clés de la Peugeot hors d’âge au tableau de semaine. Direction chez les Lemmer, ce qui lui permit d’affoler la motorisation franc-comtoise en approchant le soixante dans la rampe qui l’y conduisait.

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